Antisémitisme, Antisionisme et « Antiisraélisme »
Par Pierre Stambul,
Adhérent du Mrap à Marseille et Vice-président de l’Ujfp (Union Juive Française
pour la Paix)
Les initiales du sigle MRAP ont donné pendant longtemps un rôle à part à
l’antisémitisme parmi les autres racismes. Cette situation semblait
totalement naturelle au lendemain du génocide nazi. Et puis, en 1977, le nom de
l’association a changé pour devenir « Mouvement contre le Racisme et
pour l’Amitié entre les Peuples » (1). En parcourant
l’histoire de l’antisémitisme, j’essaierai d’examiner ce qui a fait la
spécificité, voire l’unicité de cette forme de racisme. En posant aussi la
question : est-il pertinent de faire aujourd’hui de l’antisémitisme un
racisme « à part » ? Quelle est la réalité de l’antisémitisme
aujourd’hui ? Y a-t-il recrudescence ?
D’autant que la guerre entre Israël et la Palestine a brouillé les cartes.
Les confusions entre la religion juive (ou « israélite »), le ou
les peuples juifs, l’idéologie sioniste et l’Etat d’Israël sont
permanentes. Ces confusions sont délibérées de la part des institutions
juives officielles ou plus généralement chez les partisans inconditionnels
des différentes politiques israéliennes. Elles aboutissent à une
instrumentalisation de l’antisémitisme et du crime absolu que représente le
génocide. Systématiquement et sans discernement, toute critique d’Israël,
toute forme d’antisionisme devient de l’antisémitisme, transposition du
fameux « Arafat est un nouvel Hitler » qui justifiait chez Sharon le
refus de négocier. Dans la confusion, on voit un Juif, ancien résistant et
humaniste, comme Edgar Morin, condamné pour propos antisémites. En même
temps, des antisémites avérés, les Chrétiens Sionistes Américains, sont
devenus les principaux bailleurs de fond des colonies de Cisjordanie.
Les vrais antisémites se sont engouffrés dans la brèche. Comme il n’est
plus « politiquement correct » et qu’il est même interdit
aujourd’hui de déverser les tombereaux de haine raciste qu’un Dreyfus ou un
Léon Blum ont pu subir, du coup, certains antisémites instrumentalisent la
guerre du Proche-Orient pour expliquer que les crimes bien avérés commis par
Tsahal ont pour origine la nature perverse du judaïsme. J’évoquerai le
personnage d’Israël Shamir qui fait le lien entre le « vieil »
antisémitisme et celui qui avance masqué.
L’antijudaïsme chrétien
Les questions : « qu’est-ce qu’être juif ? » ou
« d’où viennent les Juifs ? » sont très complexes. Elles
ont pourtant des conséquences très actuelles. Le Peuple Juif s’est constitué
à partir du « Livre » (la Bible) qui lui a donné une raison d’être.
Il y a toujours eu chez les Juifs un débat, une confrontation entre ceux qui
acceptaient « l’autre » (autrefois les divinités des autres
peuples ou la domination romaine) et ceux qui estimaient que les Juifs ne
pouvaient vivre qu’entre eux. Cette confrontation se poursuit aujourd’hui.
Les différentes identités juives et l’antisémitisme sont essentiellement liés
à la dispersion (diaspora) qui a commencé avant les deux destructions du
Temple. La majorité des Juifs vit toujours hors d’Israël. Bien avant l’Hébreu
qui est une langue reconstituée à partir de la langue religieuse, il y a eu
les langues juives de la diaspora : ladino, judéo-arabe, yiddish. Ceux
qui essaient de « clore » l’histoire du judaïsme en affirmant la
centralité d’Israël, en présentant la diaspora comme une longue parenthèse
ou en mythifiant un prétendu royaume unifié qu’il faudrait reconstituer, commettent
un mensonge historique. Il n’y a évidemment pas de « race »
juive. Les Juifs d’aujourd’hui résultent de nombreux mélanges. Les
descendants de ceux qui ont quitté la Palestine après la destruction du IIe
Temple se sont mélangés avec des Berbères, des Espagnols, ou plus tard des
Slaves et des Khazars (2). Et le Peuple Palestinien qui est un peuple
autochtone est partiellement issu du monde hébraïque. Il faut donc parler à
propos des Juifs de peuple (il serait plus exact de mettre peuples au pluriel)
et d’une communauté de destin liée à une religion.
L’histoire du judaïsme diasporique est souvent présentée comme une longue
suite de persécutions et de massacres. Il y a pourtant eu des périodes
beaucoup plus favorables : sous Charlemagne, en Andalousie, lors de
l’arrivée en Pologne ou dans l’empire Ottoman.
Avant le XIXe siècle, le Christianisme est le principal vecteur des persécutions
antijuives. Dans le Bas-Empire Romain, le judaïsme est prosélyte et il est
en concurrence avec d’autres religions. Dès que le Christianisme triomphe et
devient religion d’état, les persécutions commencent. Les Juifs sont
victimes de nombreux interdits (dont la possession de la terre), d’expulsions
incessantes, de pillages et parfois de massacres. On les accuse d’être déicides
ou de commettre des crimes rituels et on leur associe les pires stéréotypes :
l’argent, la volonté de dominer le monde … Au Moyen-Âge, toute une série
de persécutions se codifient. À l’instar des lépreux, des hérétiques ou
des « sorcières », les Juifs sont pourchassés et enfermés dans
leurs quartiers qui prendront le nom de juderias en Espagne et de ghettos dans
le reste de l’Europe. Les massacres de masse commencent avec la première
croisade qui détruit les communautés juives de la vallée du Rhin. Les pogroms
les plus meurtriers auront lieu en Espagne (Ecija 1391, le siècle qui suivra
sera une lente agonie pour le judaïsme espagnol) et en Ukraine au XVIIe siècle
avec les Cosaques de Khmelnitski.
L’histoire des Juifs espagnols préfigure l’antisémitisme moderne. La
transformation de l’Espagne en état moderne centralisé se traduit par le
massacre, la conversion forcée ou l’expulsion des Maures et des Juifs. En
1492, les Juifs doivent quitter un pays où ils avaient formé jusqu’à 10% de
la population et dont ils avaient adopté la langue. Leurs descendants devenus
chrétiens (les Marranes) seront pourchassés par l’Inquisition au nom d’une
« pureté de sang » qui préfigure le racisme moderne.
Y a-t-il eu persécution des Juifs dans le monde Arabo-Musulman avant le
colonialisme et le sionisme ? Clairement, rien de comparable avec ce
qu’ils ont subi en pays chrétien. Comme d’autres « religions
du livre », dans le monde musulman, les Juifs ont un statut, certes
« inférieur » (3), mais qui est quand même une forme de
protection. Il y a eu des moments de tension comme au moment de
l’invasion Almohade en Andalousie (qui a provoqué l’exode de nombreux Juifs
Andalous vers l’Espagne Chrétienne), mais ces tensions n’ont eu aucun
caractère spécifique anti-Juif.
L’antisémitisme racial
C’est paradoxalement « l’émancipation » des Juifs, leur
sortie du ghetto et leur accès à la citoyenneté, phénomène qui commence en
Allemagne puis en France au XVIIIe siècle qui vont permettre le passage de
l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme moderne tout en conservant les
stéréotypes anciens sur l’argent, le cosmopolitisme, la volonté de diriger
le monde …
Des Juifs se convertissent ou s’éloignent de la religion. On peut donc
dire qu’en Europe, l’identité juive n’est plus essentiellement religieuse
depuis plus de deux siècles. Devenus « invisibles », les Juifs
représentent un obstacle face aux différents nationalismes européens qui émergent
dans les empires multinationaux et rêvent de construire des nations
ethniquement pures. Le Juif est à la fois celui qui est très proche par le
lieu de vie, par la langue, par la culture et qui a en même temps une
insupportable différence et est considéré comme « inassimilable ».
Tous les nationalismes qui privilégient la Nation et l’ethnie par rapport à
la citoyenneté, sont antisémites. C’est à cette époque que naît la
classification des peuples en « races », la « race sémitique »
étant considérée comme inférieure à « l’Aryenne ».
Dans l’Empire Russe où vivent 60% des Juifs du monde entier vers 1880,
ceux-ci sont massivement des prolétaires (ouvriers, artisans, colporteurs) et
beaucoup d’entre eux sont gagnés par les idées révolutionnaires. L’antisémitisme
s’ajoute à un véritable conflit de classe. Le régime tsariste organise
des pogroms meurtriers pour essayer de détourner la colère populaire. En
France, l’affaire Dreyfus fait de l’antisémitisme une question nationale.
On peut en tirer deux conclusions : à cette époque, la moitié de la société
est antisémite. On peut aussi constater qu’il est possible de vaincre les
antisémites.
Après la guerre de 14, un véritable consensus s’installe en Europe. Les
Juifs sont considérés comme responsables de tout : la guerre, la crise économique,
la corruption, la Révolution … Un grand nombre d’intellectuels délirent
sur la pureté et rivalisent dans l’antisémitisme le plus agressif. Les lois
permettent cette explosion publique de haine. L’avènement du Nazisme a
lieu dans un large consensus et dans ce consensus, il y a l’élimination
des Juifs. Le Nazisme triomphe dans un pays dont les Juifs avaient adopté la
culture et où ils formaient une partie importante de « l’intelligentsia ».
Pour s’imposer, les Nazis ont fréquemment assimilé les Juifs et les
Bolcheviques. Aucune tentative de minimiser, de relativiser ou « d’euphémiser »
le génocide nazi n’est tolérable. Il s’agit bien du rassemblement de toute
l’énergie d’un état moderne pour exterminer un peuple et la moitié des
Juifs européens y ont perdu la vie. Parmi les morts, beaucoup étaient peu ou
pas du tout croyants. La question religieuse a joué un rôle secondaire dans la
rationalité meurtrière des Nazis. Auschwitz symbolise l’aboutissement de
l’antisémitisme racial et c’est bien parce que la réalité est « indicible »
qu’une poignée de révisionnistes essaie aujourd’hui de la nier. Les Juifs
en ont gardé un immense traumatisme et la peur « que ça
recommence ».
Le sionisme et l’antisémitisme
Vers 1900, à l’Ouest comme à l’Est de l’Europe, les sociétés
juives traditionnelles éclatent. En Europe de l’Est, les Juifs adhèrent à
différents partis politiques. D’un côté, il y a les socialistes. Ils
pensent que la Révolution, en émancipant l’Humanité, émancipera les Juifs.
Ils sont contre toute action spécifique juive et quelque part, ils imaginent la
disparition du judaïsme avec le triomphe de la Révolution. Face à eux, le
Bund, parti révolutionnaire Juif, élabore une idée originale : dans le
cadre de la Révolution, les Juifs jouiront d’une autonomie culturelle sur
place, sans territoire spécifique. C’est à cette époque que le Sionisme émerge.
Le Sionisme a les mêmes références idéologiques que les différents
nationalismes européens, ceux qui donneront naissance à l’antisémitisme
moderne. Pour les sionistes, chaque peuple doit avoir un Etat et, comme les
autres nationalistes, les sionistes négligent l’existence de minorités dans
leur futur état. Le Sionisme repose sur un mensonge fondateur : « la
terre sans peuple pour le peuple sans terre ». Il partage avec différents
colonialismes cette négation du peuple autochtone. Bien que majoritairement
non-croyants, les sionistes iront puiser dans une certaine tradition religieuse
revisitée, le lieu où sera bâti le futur état, la future langue et l’idée
que la diaspora est une parenthèse qui doit disparaître.
Les sionistes, comme les antisémites, considèrent l’antisémitisme comme
quelque chose d’inéluctable, d’impossible à combattre. Comme les antisémites,
ils pensent que le « mélange » est impossible, que les Juifs ne
peuvent vivre qu’entre eux, dans un Etat Juif où les Non-Juifs
n’existeront pas ou seront des citoyens de seconde zone. Les combats pour la
laïcité, l’égalité des droits, la citoyenneté … n’intéressent pas
les sionistes. Ils transposent le messianisme juif dans la volonté de
construire un « Juif nouveau » dans un pays nouveau, ce qui implique
de faire table rase de toutes les identités juives de la diaspora.
Pendant longtemps, les sionistes seront très minoritaires parmi les Juifs par
rapport aux autres idéologies. Toutes les élections qui ont lieu dans les
ghettos de l’Empire Russe, en Pologne ou en Lituanie l’attestent. Quand les
Juifs sont violemment expulsés d’Allemagne et d’Autriche en 1938, très peu
partent en Palestine. À la veille de la seconde guerre mondiale, il n’y a que
3% des Juifs qui vivent en Palestine. C’est le génocide qui va permettre
au projet sioniste de réussir.
Et pourtant, les sionistes n’ont pas joué un grand rôle dans la résistance
juive au Nazisme et la façon dont aujourd’hui ils s’approprient la mémoire
de l’antisémitisme et du génocide est sans rapport avec leur action passée.
Certes, tous les gouvernements, tous les courants politiques ont été aveugles
face au Nazisme : les occidentaux à Munich, le régime stalinien en
signant le pacte ou le grand mufti de Jérusalem en rendant visite à Himmler en
1942. Les sionistes n’ont pas fait mieux en privilégiant la construction de
leur futur état par rapport à toute autre considération. En 1933, Ben Gourion
brise l’embargo contre l’Allemagne, décidé par des Juifs Américains. À
cette époque, il multiplie les déclarations expliquant que les persécutions
antisémites favorisent le projet d’Etat Juif. Inspirateur de Begin et Sharon,
Vladimir Jabotinsky, fondateur du sionisme « révisionniste » était
dans les années 30 un admirateur de Mussolini. En 1942, le groupe Stern, dirigé
par le futur Premier Ministre Itzhak Shamir, a une telle conscience du génocide
en cours qu’il multiplie les assassinats de soldats britanniques. En Europe
occupée, la résistance juive a été essentiellement communiste, les sionistes
n’y ont joué qu’un rôle assez faible (4).
Après la guerre, l’état d’Israël en construction apparaît comme un havre
de paix après la destruction du Yiddishland et de ses habitants. L’Occident
décide de laver sa mauvaise conscience et sa responsabilité dans le génocide
sur le dos du peuple palestinien qui n’avait pas la moindre responsabilité
dans ce crime.
L’Etat d’Israël et l’antisémitisme
L’Etat d’Israël existe depuis près de 60 ans. Il a été reconnu par
« les instances internationales » dans ses frontières de 1949. Il a
été reconnu par l’OLP en 1988. Ce n’est donc pas son existence ou celle du
peuple israélien qui sont en jeu dans la guerre actuelle et dans ses conséquences
sur la question de l’antisémitisme.
La guerre de 1948 s’est accompagnée d’un certain nombre de crimes de guerre
(attestés par les nouveaux historiens israéliens (5)) et par une véritable
« purification ethnique » qui a entraîné l’exode de 800000
palestiniens.
Être antisioniste aujourd’hui, ce n’est pas dire qu’il faut jeter les
Juifs à la Mer ou détruire l’Etat d’Israël. C’est dire que la Naqba (6)
était illégitime, que la confiscation immédiate des terres et des biens
des expulsés l’était tout autant. C’est dire qu’un Etat qui se dit Juif en
s’arrogeant le droit de parler au nom des Juifs du monde entier et dans
lequel les Non-Juifs qui n’ont pas été expulsés sont des sous-citoyens pose
un problème grave à tous ceux qui sont les défenseurs de la laïcité, de
l’égalité des droits, de l’antiracisme et de la citoyenneté. C’est dire
que la colonisation après 1967 et l’arrivée au pouvoir de courants d’extrême
droite ou national-religieux en Israël ne sont pas des accidents de
l’histoire : au-delà du messianisme et de la volonté de créer un
« homme nouveau », le projet sioniste avait dès le départ une
composante colonialiste et de négation de « l’autre ».
Après le génocide, l’histoire de l’Etat d’Israël et celle de l’antisémitisme
sont étroitement imbriquées. Il ne fait pas de doute qu’après 1945, de
nombreux rescapés trouvent refuge en Israël.
D’autant qu’en Europe de l’Est, l’antisémitisme continue sous une forme
masquée. En Pologne, il y a le pogrom de Kielce en 1946. Alors que 90% des
Juifs polonais ont été massacrés, un antisémitisme sans juif continuera dans
le pays, culminant en 1968 avec une nouvelle épuration organisée par le général
Moczar. Quand les purges staliniennes déciment les communistes qui ont lutté
contre le fascisme en Espagne ou dans la résistance, la plupart des victimes (Lazlo
Rajk, Rudolf Slansky, Ana Pauker …) sont des Juifs qui seront bien sûr accusés
de « Sionisme ». Cet antisémitisme larvé alors qu’un grand
nombre de Juifs avaient placé leurs espoirs dans le « communisme »
explique la fuite massive des Juifs ex-soviétiques au moment de la chute de
l’URSS.
Mais il n’y a pas que des rescapés ou des déçus du communisme qui émigrent.
L’émigration d’environ un million de Juifs venus du monde arabe a résulté
d’un double processus. D’un côté les régimes arabes nouvellement indépendants
n’ont rien fait pour les retenir, au contraire. La guerre de 1948 a rendu la
vie très difficile pour les Juifs des pays belligérants. Chaque nouvelle
guerre a rendu leur départ un peu plus inéluctable et celle de 1956 a signé
la fin de la communauté juive Egyptienne. D’une certaine façon, les régimes
des différents pays arabes qui s’étaient montrés bien peu solidaires des
Palestiniens lors de la guerre de 1948, ont largement favorisé le développement
d’Israël.
Mais il y avait aussi un projet délibéré israélien de faire émigrer les
Juifs du monde arabe (qui ont ainsi formé le prolétariat du nouvel état) et
tous les moyens ont été utilisés. On sait aujourd’hui que des Israéliens
ont commis des attentats contre des synagogues en Irak pour favoriser la fuite
des Juifs Irakiens. Au Maroc, des propagandistes ont sillonné le pays pour
convaincre les Juifs de partir. Au Yémen, une des communautés les plus
anciennes, les Israéliens ont utilisé des légendes locales pour faire partir
presque tous les Juifs en quelques semaines. En Algérie, le décret Crémieux
(1870) avait donné la nationalité française aux Juifs mais pas aux Musulmans.
Au moment de l’indépendance, les Juifs dont la présence au Maghreb était
antérieure à l’arrivée des Arabes, ont été assimilés aux « Pieds
Noirs » et ont dû partir. La plupart sont venus en France. Il y aurait un
véritable travail d’identité à faire sur les Juifs Arabes. Leur histoire
n’est pas celle de l’antisémitisme européen ou du génocide. Mais c’est
une autre douleur, la coupure définitive avec leurs racines, avec un monde dans
lequel les Juifs ont vécu longtemps en paix. C’est aussi l’arrivée dans un
nouveau pays où ils ont subi de nouvelles formes de discrimination, sociales
cette fois-ci.
On le voit, toutes les manifestations antijuives, toutes les formes de persécution,
qu’elles soient liées ou non au Sionisme, ont provoqué des vagues d’émigration
et ont renforcé Israël. Mais en même temps, les autorités israéliennes ont
tout fait pour provoquer l’Alya (7), y compris en utilisant des moyens
inavouables.
L’instrumentalisation de l’antisémitisme et du génocide
Les sionistes ont proclamé la centralité d’Israël. Cet état prétend
parler au nom des Juifs du monde entier. Ceux qui ne sont pas d’accord sont
des « Juifs traîtres » ou qui ont la « haine de soi ».
Les sionistes prétendent protéger les Juifs de l’antisémitisme alors
qu’ils les mettent en danger : personne ne peut penser sérieusement que
la politique israélienne basée sur l’arrogance, le fait accompli et
l’humiliation quotidienne puisse durer éternellement. Deux siècles après
le début de la sortie du ghetto, les sionistes en ont créé un nouveau, hermétique,
avec un vrai mur. Alors qu’il y a toujours eu chez les Juifs pluralisme de
comportements ou de traditions, il n’y aurait plus aujourd’hui qu’une voie
unique : émigrer en Israël ou soutenir inconditionnellement cet état. Le
musée juif d’Amsterdam donne sa définition du fait d’être Juif :
pratiquer la religion juive, soutenir Israël et avoir un lien avec la Shoah. La
volonté folle de faire immigrer toujours plus de Juifs en Israël explique
l’importance des partis politiques « transféristes » en Israël
(ceux qui veulent « achever la guerre de 48 » et expulser tous les
Palestiniens). La dénonciation permanente d’un antisémitisme, réel ou
supposé dans différents pays n’a pas pour but de le vaincre, elle vise
simplement à provoquer une nouvelle vague d’émigration.
Jusqu’au procès Eichmann (1961), on parlait peu du génocide en Israël et
l’on opposait volontiers la « résignation » présumée des déportés
à l’Israélien nouveau qui défrichait son pays. Et puis Israël s’est
approprié le génocide et s’est mis à parler au nom des morts ou de
leurs descendants. On a ainsi vu Sharon à Auschwitz déclarer que ce qui
s’est passé prouve que les Juifs ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour
se défendre et justifier, au nom du génocide, la destruction méthodique de la
société palestinienne.
Au milieu de la dénonciation d’authentiques antisémites, qui a été récemment
accusé d’antisémitisme par le CRIF ou le centre Simon Wiesenthal ? Il y
a eu des plaintes contre Daniel Mermet et contre Edgar Morin. On a accusé
Chavez d’être antisémite. À chaque fois, il s’agissait de disqualifier
une critique de la politique israélienne ou un ennemi de Bush. Par contre, en
Europe, il y a des forces politiques plutôt antisémites proches du pouvoir.
Les nostalgiques de la collaboration dans les pays Baltes, ceux de l’Etat
Oustachi en Croatie ou les intégristes de Radio Maryja en Pologne ne sont
jamais dénoncés car les gouvernements de ces pays sont des amis d’Israël.
La confusion entre Juif, Sioniste et Israélien est voulue et entretenue.
À Lyon, un « gala de soutien au soldat israélien » qui n’avait
pas trouvé de salle publique, a eu lieu dans une synagogue. Organisation
faisant partie du CRIF, le KKL (8) se présente comme une association
juive humanitaire et collecte des fonds (y compris des fonds publics) pour
l’armée israélienne et la colonisation. Les cartes que le KKL publie sont
sans ambiguïté, les territoires occupés y sont partie intégrante d’Israël.
Le CRIF prétend organiser des manifestations antiracistes et en même temps, il
proteste officiellement contre l’éviction de Philippe de Villiers de la
manifestation consécutive à l’assassinat d’Ilan Halimi.
De même, Alain Finkielkraut essaie d’utiliser l’antisémitisme pour
justifier des propos racistes et haineux contre les Noirs et les Arabes qualifiés
« d’ennemis de la France ».
Les institutions juives françaises ont souvent joué un jeu très dangereux en
comparant la situation des Juifs en France à celle qui a précédé le génocide
ou en parlant de « nouvelle nuit de cristal ». Dans la foulée,
Sharon a accueilli en triomphe un avion de Juifs Français émigrant en Israël.
En Israël même, tout est fait pour rendre impossible la distinction entre
les produits fabriqués en territoire occupé et les autres. Et bien sûr,
les partisans du boycott sont décrits comme d’affreux antisémites. La
minorité des Israéliens qui courageusement refusent l’armée, se rendent sur
les barrages et font la jonction avec les Palestiniens sont considérés comme
des traîtres.
L’antisémitisme qui perdure
L’antisémitisme qui a caractérisé l’extrême-droite n’a pas
disparu. Ce n’est pas un hasard si Le Pen, Gollnish ou Haider en Autriche
multiplient régulièrement les provocations ou les propos révisionnistes. La
plupart des profanations de cimetières, comme celle de Carpentras, viennent des
nostalgiques du fascisme. Heureusement, le racisme et l’antisémitisme sont
considérés comme des crimes et l’antisémitisme d’aujourd’hui est sans
commune mesure avec ce qu’il a été.
Le révisionnisme s’est structuré au niveau mondial derrière des personnalités
médiatiques (Faurisson, Zündel, Irving) et il trouve périodiquement écho.
Ainsi, le président iranien a repris ces thèses odieuses.
Il existe aussi un antisémitisme qui se dissimule derrière l’antisionisme et
qui essaie de s’infiltrer dans les associations défendant les droits du
peuple palestinien. Comme les sionistes, ces antisémites mélangent sciemment
Juif, Sioniste et Israélien. Derrière cette dérive, il y a un personnage mystérieux
qui se fait appeler Israël Adam Shamir mais qui a plusieurs identités.
Officiellement arrivé en Israël en provenance de l’ex-Union Soviétique, il
s’est converti à la religion orthodoxe. Il fait le lien entre
l’antisionisme et l’antijudaïsme Chrétien (il reprend à son compte les
crimes rituels, la perversité du judaïsme, le peuple déicide, le Protocole
des Sages de Sion …). Il a rejoint récemment les révisionnistes. Inconnu en
Israël, Shamir a de nombreux admirateurs en Europe. Il influence une nébuleuse
dans laquelle on retrouve des anciens de la librairie « La Vieille Taupe »,
des militant(e)s exclu(e)s des Verts, des journalistes et des animateurs de site
Internet. Les élucubrations d’un Dieudonné relèvent aussi, selon moi,
d’une dérive antisémite sous couvert d’une logique de concurrence des
victimes.
Pour l’instant, cette infiltration reste marginale. Les Palestiniens ont
toujours été très vigilants à l’égard des antisémites. Ainsi, Leila
Shahid a toujours évoqué le génocide Nazi (en expliquant qu’il ne
justifiait en rien l’oppression d’un autre peuple) et Elias Sanbar, Edward
Said et Mahmoud Darwish avaient empêché, il y a quelques années un colloque révisionniste
de Garaudy à Beyrouth. La grande majorité des militants pour la Palestine se
battent pour des principes universels : l’égalité des droits, le refus
du colonialisme. Mais il y a le danger que les confusions se multiplient et que
les antisémites utilisent l’impunité d’Israël pour distiller des stéréotypes
racistes.
Pour l’instant toujours, la cohabitation entre Juifs et Arabes en France n’a
débouché sur aucun affrontement. Cependant, il n’y a pas de véritable
« vivre ensemble » et il faut craindre toutes les formes de repli
communautaire. Dans des manifestations organisées par le CRIF, des groupes
d’extrême droite (Bétar et Ligue de Défense Juive) ont commis impunément
des agressions racistes. Inversement, on peut craindre que sous couvert de ce
qu’Edgar Morin appelait l’antiisraélisme, des caillassages de synagogues ou
des agressions de porteurs de kippa ne se multiplient. Notre vigilance doit être
totale.
Je conclurai en disant qu’entre réalité et instrumentalisation, la voie
pour lutter contre l’antisémitisme est très étroite.
Il me paraît impossible qu’un antiraciste reste silencieux sur la guerre
au Proche-Orient. Une paix fondée sur l’égalité des droits et la justice là-bas
est inséparable du combat contre tous les racismes ici. D’autant que l’impunité
des gouvernements israéliens est le principal facteur de la prolongation de
cette guerre. Il me paraît également impossible de lutter contre l’antisémitisme
ici au côté de forces qui transforment les manifestations en soutien à
l’occupation.
Les antiracistes doivent inlassablement dénoncer les confusions entre Juifs et
Sionistes, d’où qu’elles viennent et combattre tous ceux qui veulent
ressusciter les pires stéréotypes. Il y aura sans doute un difficile travail
d’explication, mais nous n’avons pas le choix.
(1) Il s’appelait initialement Mouvement contre le Racisme,
l’Antisémitisme et pour la Paix
(2) Peuple Turc qui vivait entre Caspienne et Mer Noire. Vers l’an 800, un roi
Khazar et une partie de l’aristocratie se convertirent au judaïsme.
(3) Le statut de « dhimmi ».
(4) Certes le commandant de l’insurrection du ghetto de Varsovie (Mordekhai
Anielewicz) était de l’Hashomer Hatzair (sioniste de gauche). Mais la plupart
des insurgés venaient d’autres partis. Le commandant en second, Marek Edelman,
militant du Bund, est toujours vivant … et toujours très antisioniste.
(5) Lire Ilan Pappé ou Benny Morris.
(6) La catastrophe, c’est le nom que les Palestiniens donnent à leur
expulsion.
(7) Nom donné à l’immigration des Juifs en Israël d’après la « loi
du retour ».
(8) Keren Kayemeth Leisraël